Dans une interview au Wall Street Journal, Eric Schmidt explique : la société évolue et s’adapte aux nouvelles technologies. Il ne s’agit donc plus, selon lui, de contrôler les éventuels dérapages du Web, mais de s’en accommoder, au point de permettre à une majorité d’individus de changer de nom pour ne pas avoir à affronter leur passé numérique.
Eric Schmidt, CEO de Google.
Une telle mesure est-elle réellement envisageable et souhaitable ? Danah Boyd, chercheuse et blogueuse américaine, spécialiste des réseaux sociaux, considère la proposition d’Eric Schmidt comme totalement absurde et impraticable.
Elle rappelle qu’aux Etats-Unis tout autant qu’en France, changer de nom nécessite une procédure laborieuse et complexe. Danah Boyd sait de quoi elle parle : elle-même a fait la démarche à deux reprises. Elle critique ainsi la logique du PDG de Google :
« Recommencer à zéro peut être bien plus compliqué que de débuter avec un passé trouble. […] Pour compliquer les choses, changer votre nom ne vous permet pas d’échapper à vos noms passés. Tout ce qu’il faut, c’est quelqu’un de déterminé à faire le lien entre les deux et toute tentative de s’éloigner de son passé s’évanouit en un instant. »
Elle poursuit :
« Je suis très surprise de l’étrange attitude de Schmidt, surtout si l’on considère ses précédents commentaires sur la fin de la vie privée.
Comment peut-il percevoir la vie privée comme morte, tout en imaginant un monde dans lequel la réputation peut être altérée à travers un changement de nom ? […] Je suis extrêmement troublée et j’aimerais comprendre son mode de fonctionnement mental. »
Dans son interview, Eric Schmidt ne cherche assurément pas à être rassurant. Google, dit-il, doit se réinventer face à la révolution de l’Internet mobile. Sans craindre d’effrayer ceux qui trouvent que Google en sait déjà trop sur eux, il déclare :
« Nous sommes en train de déterminer quel est le futur des moteurs de recherche. […] Je pense vraiment que la plupart des gens ne veulent pas que Google réponde à leurs questions. Ils veulent que Google leur dise ce qu’ils devraient faire. […]
Nous savons grosso modo qui vous êtes, ce qui vous tient à cœur, qui sont vos amis. […] Le pouvoir du ciblage individuel – la technologie sera tellement parfaite qu’il sera très dur pour les gens de voir ou de consommer quelque chose qui n’a pas été, d’une certaine manière, taillé sur mesure pour eux. »
Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, affirmait récemment que les internautes acceptaient cette dissolution de la vie privée engendrée par les comportements sur le Web :
« Les gens sont de plus en plus à l’aise non seulement avec le partage d’informations plus nombreuses et de natures différentes, mais aussi de manière plus ouverte et avec plus de gens. Cette norme sociale [la vie privée, ndlr] est juste quelque chose qui a évolué avec le temps. »
Cette perception pragmatique -pour ne pas dire cynique- s’inscrit dans le débat actuel sur le pouvoir de contrôle et d’intrusion que les géants du Web, Google ou Facebook, acquièrent peu à peu sur nos vies -avec notre accord.
Les histoires ne manquent pas d’employés pénalisés par leur comportement révélé par leurs « traces » numériques, et il est dorénavant admis que des chasseurs de têtes ou recruteurs consultent les réseaux sociaux afin d’évaluer le degré de « vertu numérique » d’un candidat.
Un nouveau métier est né, les « nettoyeurs du Web », qui vous proposent de gérer votre réputation en vous rachetant une « virginité numérique ». Le « droit à l’oubli numérique », destiné à mieux garantir le droit à la vie privée sur la Toile, est également en marche.
Mais Eric Schmidt préfère prendre le problème à l’envers : plutôt que de chercher à effacer vos traces sur Internet, mieux vaut vous effacer vous-même en changeant d’identité. Il suffisait d’y penser, et Google, qui nous connaît si bien, y a pensé pour nous.
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Illustration CC FlickR iko, DerrickT
Article initialement publié sur Eco89
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