Les inégalités salariales restent certes préoccupantes : en France par exemple, sans tenir compte des avantages en nature, des primes, des stock options, l’échelle des salaires bruts est en effet déjà de 1 à 10 (1 400 euros environ pour un ouvrier non qualifié et 14 000 euros pour un cadre supérieur dans le secteur financier). Et ces chiffres ne reflètent qu’une partie du problème. Par le jeu des moyennes, ils dissimulent d’abord la très forte augmentation des hauts salaires entre 1996 et 2006 (+ 28% pour les 0.1% salariés les mieux rémunérés, alors que 90 % des salariés, sur la même période, ont dû se contenter d’une augmentation de 6,2%). Ces chiffres surtout ne prennent pas en compte la situation de celles et ceux qui ne perçoivent pas de salaires (ou très irrégulièrement), ou qui ne reçoivent que des fragments de salaire sur fond d’emploi en miettes (de ce point de vue, les femmes subissent, on le sait, des injustices profondes).
Dans des sociétés telles que les nôtres, ces inégalités jouent un rôle important dans la reproduction des inégalités de condition. On aurait tort pour autant d’en rester là. De fait, le travail et son salaire ne sont pas les seuls facteurs de différenciation sociale. Il faudrait encore se rappeler qu’il existe une autre manière de devenir riche : l’héritage, anticipé ou à terme.
Dans les sociétés d’Ancien régime et encore au XIXe siècle, c’est ainsi que l’on devenait riches. Au XXe siècle, la tendance s’est inversée et la baisse des inégalités de patrimoine a effectivement entraîné une baisse des inégalités. Comme les travaux de l’économiste Thomas Piketty l’ont montré pour la France, c’était en grande partie lié à la création de l’impôt sur le revenu et au renforcement de sa progressivité après la Seconde Guerre mondiale. En a résulté le sentiment que le rentier était en voie de disparition et que désormais il appartiendrait à chacun de tracer sa propre route, d’assumer par le travail la responsabilité de sa situation sociale, de se « faire soi-même ». L’heure était à la méritocratie !
Nous savons bien que l’égalité des chances, dans les faits, dissimule mal les déterminants sociaux et culturels de la « réussite » sociale. Mais l’injustice ne s’arrête pas là. L’héritage et la rente n’ont nullement dit leur dernier mot ! On s’y intéresse peu et c’est pourtant à ce niveau aussi que se joueront les inégalités abyssales de demain, c’est au creuset de cette injustice que se forgera la société de rentiers qui renaît sous nos yeux aveuglés. Les chiffres sont éloquents, comme le montre une étude récente menée par Thomas Piketty. La part de l’héritage, par donation ou au décès, représentait environ 20 à 25 % du produit intérieur brut au début du XXe siècle. Dans les années 1920-1930, s’est amorcée une baisse, portant celle-ci dans les 1950 à 5% du PIB. Depuis, cette part de l’héritage s’est réorientée à la hausse, lentement tout d’abord, puis de manière rapide depuis trente ans, atteignant 15 % en 2008, avec un horizon, en 2050, estimé à 20-25 %. Si l’on repart de plus loin dans le temps, l’augmentation est encore plus frappante. Et si l’on prend comme point de référence, non plus le PIB, mais le revenu disponible (voir le graphique ci-dessous), nous constatons que la part de l’héritage est aujourd’hui revenue à 20 % du total, soit le niveau qui caractérisait le fonctionnement du capitalisme au tout début du XXe siècle.
L’affaire est grave, et pourtant rien ne bouge. On s’agite sur la question de l’insertion (importante), on promeut l’égalité hommes-femmes (et il faut le faire), on s’inquiète des discriminations (à juste titre), on veut promouvoir « l’égalité des chances », mais pourquoi cette cécité sur ces ressorts profonds de l’injustice sociale ? Il est en effet crucial que tous les individus d’une société donnée puissent, sur un pied d’égalité, entrer et évoluer sur le marché du travail, mais qu’est-ce que cela changera au fond si la société de ce marché du travail est profondément inégalitaire et injuste ? Comment ne pas prendre conscience que, si rien n’est fait au niveau le plus fondamental, les réussites en matière d’insertion, les progrès dans l’égalité salariale, la disparition des discriminations, la prise en compte des conditions de l’égalité des chances, resteront marginales dans les effets produits. On pourra affirmer qu’il y a une valeur éthique de l’accumulation (comme l’avait montré Max Weber dans son “Ethique protestante et esprit du capitalisme”, voir ci-dessous), qu’il y a aussi sans doute une moralité intrinsèque à l’acte de transmission, mais cela doit-il pour autant suspendre tout jugement critique sur les usages et la répartition de cette accumulation du capital et sur la portée et la destination de la transmission ?
On aura senti, sans qu’il soit nécessaire peut-être de prolonger l’analyse, que l’injustice sociale ici n’est pas une abstraction, ni même un risque. Elle existe, elle s’avance. Faut-il alors que nous restions indifférents au prodigieux décalage qui s’annonce ? Ce type de questions devrait nous encourager à aborder le problème des inégalités au niveau de radicalité qui est le sien. Réduire les inégalités, c’est s’attaquer aussi à cette question de l’héritage.
Patrick Savidan, président de l’Observatoire des inégalités. Auteur notamment de Repenser l’égalité des chances, édition poche, février 2010, édition Hachette Littératures, collection Pluriel, 325 pages. Lire l’avant propos.
Article publié initialement sur le site de l’Observatoire des inégalités sous le titre Les rentiers : chronique d’un retour amorcé.
Photo FlickR CC : The Library of Virginia ; State Library of New South Wales collection.
]]>Je ne répondrai pas à l’ensemble de cette vague question (je l’ai déjà fait en partie : Le droit d’auteur a-t-il mal tourné ? ; Droit d’auteur à outrance sur internet et compte bien prolonger la réflexion plus tard). J’aurais plutôt envie dans ce post, de prendre le contrepied de cette question en en posant une autre : que font les auteurs de leurs droits d’auteur ?
Dans la grande majorité des cas, les artistes se privent volontairement de leurs droits. Je m’explique : le modèle de production musicale du XXème siècle est fondamentalement basé sur le principe suivant : un artiste a quelques chansons en stock, va voir une maison de disque, lui fait écouter sa maquette. Le directeur artistique du label , s’il apprécie l’oeuvre, décide de la produire et la grande négociation commence. Et là que se passe-t-il ? L’artiste confie la gestion de ses droits d’auteur (ou plus précisément de ses droits patrimoniaux) au label qui jouit du monopole de l’exploitation économique de l’œuvre, en échange de quoi le label finance la production de l’album, sa commercialisation, la communication. Cela est même pire aux Etats-Unis dans le cadre du copyright puisque l’artiste cède l’ensemble de ses droits ou presque au label.
De même, lorsqu’un auteur souhaite faire fructifier ses œuvres à la radio, il n’a guère que le choix de devenir sociétaire de la SACEM (ou équivalent). Concrètement, cela signifie que l’artiste donne ses droits d’auteurs en tant qu’apport au capital en nature et devient ainsi actionnaire de la SACEM. De ce fait, il refuse donc la jouissance de ses droits d’auteurs, ce qui lui empêche par exemple de diffuser gratuitement ses chansons sur internet (enfin, c’est compliqué quoi) ou de les mettre sous licence creative commons.
Dès lors qu’un tel accord est signé, peut-on continuer à parler de « droit d’auteur » ? Ne serait-il pas plus approprié de parler de « droit des éditeurs » ou bien de « droit des maisons de disques » ou encore « droit de sociétés de gestion collectives » ? Peut-il y avoir de droit d’auteur … sans auteur ?
Il n’y a pas de secret pour un artiste sur internet : il faut créer un lien avec ses fans, créer une communauté, y ajouter une bonne dose d’authenticité et ainsi développer une relation affective avec ses fans qui seront ainsi plus enclins à mettre la main à la poche quand l’occasion se présentera. (c’est en tout cas ce que je ferais à leur place)
Or justement, cette stratégie ne peut fonctionner que si l’artiste a le pouvoir de décision sur la manière dont est commercialisée (ou non) sa création (mais aussi les produits dérivés sous licence etc.). En effet, les fans supportent très mal l’incohérence entre la dimension musicale d’un artiste et l’aspect commercial. Les fans ne comprendront par exemple jamais pourquoi vous avez un super site, peut être même un blog que vous animez vous-même, mais que l’on ne peut pas vous soutenir directement sans donner 70% de notre argent à un tiers. (Un autre exemple d’incohérence manifeste ici).
Voilà pourquoi les artistes devraient selon moi reprendre contrôle sur l’ensemble des activités liées à leur création : du live à leurs activités sur les réseaux sociaux … à la commercialisation de leur musique. Si un artiste préfère vendre sa musique il devrait aussi pouvoir le faire sans qu’une firme vienne y coller des DRM contre sa volonté. Si un musicien veut diffuser sa musique sur youtube, lastfm, ou la donner gratuitement, personne ne devrait pouvoir l’empêcher. Et surtout pas ceux qui prétendent hypocritement vouloir protéger le « droit d’auteur ».
Je ne dis pas que les artistes doivent tout faire tout seul (ce que n’a jamais voulu dire le “do it yourself“!). C’est bien sûr impossible étant donné la palette de compétences requises. Néanmoins il me parait important si ce n’est vital pour un artiste de décider par lui-même de ce qu’il veut faire, puis de se faire aider. Et pour tout cela, la moindre des choses est de ne pas se retirer le droit (d’auteur) de le faire … ;)
L’ironie des controverses autour du droit d’auteur est assez cocasse. D’un coté, l’industrie du disque prétend vouloir défendre le droit d’auteur contre les méchants pirates, alors qu’il ne s’agit bien évidemment que de défendre leurs propres droits à profiter d’une œuvre économiquement. (Parfois au détriment des auteurs justement). Mais de leur coté, les artistes ne sont pas toujours très cohérents non plus. Tout en défendant le droit d’auteur tel un acquis social, la plupart continuent d’accepter de le jeter en pâture aux vautours de l’industrie musicale. Comme s’ils sous-évaluaient en fait l’importance de ce droit. Paradoxal, non ?
A lire ailleurs :
Supprimez le copyright, rendez-nous le droit d’auteur !
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Article initialement publié sur le blog Tête de Quenelle.
Crédits photos : FlickR CC ntr23 ; the Mad LOLscientist
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